Depuis quelques semaines, ça chauffe peu dans le petit monde des services suisses orientés vie privée. En cause ? Une révision des textes de lois encadrant la surveillance numérique qui pourrait contraindre des entreprises comme Proton, Threema ou NymVPN à collecter et transmettre les métadonnées de leurs utilisateurs. Une idée qui passe mal pour certains… au point que Proton menace carrément de quitter la Suisse si le texte venait à entrer en vigueur.
De son côté, Infomaniak, autre figure incontournable du numérique helvétique, s’oppose également à cette réforme, mais avec une approche un peu plus mesurée. Pour eux, protéger la confidentialité ne signifie pas tout permettre. Ce débat met en lumière une fracture grandissante entre deux visions du respect de la vie privée.
Alors, simple désaccord passager ou véritable tournant pour l’écosystème numérique suisse ? On fait le point sur ce qui se trame chez nos voisins.
De quoi parle-t-on exactement ?
La polémique tourne autour de la deuxième révision des ordonnances d’application de la LSCPT (Loi fédérale sur la surveillance de la correspondance par poste et télécommunication). Un nom à rallonge pour désigner un projet du Conseil fédéral qui vise à moderniser le cadre légal suisse en matière de surveillance numérique.

Concrètement, cette révision chercherait à étendre certaines obligations, aujourd’hui réservées aux opérateurs télécoms comme Swisscom, à d’autres types de services : messageries chiffrées, VPN, hébergeurs cloud, etc. Autrement dit, si le texte est adopté, des entreprises comme Proton ou Threema pourraient être contraintes de collecter certaines métadonnées (adresses IP, destinataires, dates de connexion, etc.) et de permettre l’identification des utilisateurs, même si le contenu des échanges resterait chiffré.
Autre point qui fâche : ces nouvelles exigences s’appliqueraient à partir d’un certain seuil d’utilisateurs ou de revenus. Ce qui exclut les petits acteurs, mais cible directement les plus gros services helvétiques… avec à la clé une levée de boucliers.
Pour l’heure, le projet de loi est encore au stade de la consultation publique, qui s’est clôturée début mai 2025. Le texte n’a donc pas encore été adopté, mais il continue de susciter de vives réactions, aussi bien dans le monde politique que chez les prestataires concernés.
Proton, Threema et NymVPN montent au front
Chez les défenseurs de la confidentialité, la révision des ordonnances fait l’effet d’un signal d’alarme. Plusieurs entreprises suisses connues pour leur engagement en faveur de la vie privée, Proton, Threema et NymVPN, ont réagi publiquement et le ton est plutôt musclé.
Proton menace de quitter la Suisse

C’est l’une des déclarations les plus marquantes de ces dernières semaines. Andy Yen, le patron de Proton, a été très clair : si le texte passe en l’état, l’entreprise pourrait déménager son siège hors de Suisse, probablement vers l’Allemagne. Il estime que cette révision transformerait le pays en un État de surveillance plus intrusif que certains voisins européens. Selon lui, imposer la collecte de métadonnées à des services qui garantissent la vie privée à leurs utilisateurs, c’est tout simplement remettre en cause l’existence même de Proton.
Le fondateur ne mâche pas ses mots. Il évoque un « espionnage d’État » et parle d’un suicide économique pour la Suisse, dont l’image de havre numérique neutre et respectueux des libertés est directement menacée. Pour rappel, la société compte environ 500 employés dans le monde, dont un peu moins de 150 à Genève et une soixantaine à Zurich. Le plan de déménagement serait déjà prêt, au cas où.
Threema également en alerte

Du côté de Threema, la messagerie sécurisée très populaire en Suisse, le discours est tout aussi ferme. L’entreprise rappelle que la vie privée est un droit fondamental et que les internautes doivent pouvoir échanger sans craindre d’être surveillés, comme dans toute conversation privée hors ligne.
Elle estime que cette révision créerait une brèche dangereuse, en obligeant des prestataires à collecter des données inutiles par défaut, ce qui va à l’encontre de leurs engagements et de la logique même du chiffrement.
Threema n’exclut pas non plus un départ du territoire si la situation dégénère. Elle évoque même la possibilité de lancer une initiative populaire, afin de permettre aux citoyens suisses de s’opposer à cette ordonnance.
NymVPN dans le même camp

Enfin, NymVPN, un autre acteur suisse spécialisé dans les connexions anonymes, rejoint les inquiétudes de Proton et Threema. Selon l’entreprise, cette réforme mettrait directement en danger la confidentialité des journalistes, lanceurs d’alerte, militants, et de tous ceux pour qui l’anonymat est une nécessité, pas un confort.
Infomaniak joue la carte du compromis

Contrairement à Proton ou Threema, Infomaniak ne brandit pas la menace du départ, ni le spectre d’une dictature numérique. L’entreprise s’oppose bien à la réforme telle qu’elle est proposée, mais elle appelle surtout à un encadrement clair et un vrai débat démocratique.
Dans sa communication officielle, Infomaniak rejette à la fois la surveillance généralisée et l’anonymat absolu. Elle défend ce qu’elle appelle un numérique responsable : la vie privée doit être respectée, mais les abus ne doivent pas être facilités sous couvert de confidentialité.
Pour Infomaniak, il ne s’agit pas de choisir un camp, mais de trouver un équilibre. Les demandes d’accès aux données devraient, selon elle, toujours passer par un juge et les règles actuelles ne doivent pas être modifiées sans consultation du Parlement ou du peuple. L’entreprise critique également le fait que cette révision se fasse par simple ordonnance, sans vote populaire, alors qu’elle touche à des droits fondamentaux.
Enfin, elle rappelle un autre point souvent oublié dans le débat : la dépendance croissante aux services américains, soumis à des lois comme le Cloud Act, bien plus intrusives selon elle que ce que la Suisse envisage aujourd’hui. Infomaniak met donc en garde contre le risque d’affaiblir les acteurs locaux tout en renforçant, sans le vouloir, l’emprise des géants étrangers.
Et maintenant ?
Même si le texte n’a pas encore été adopté, le simple fait qu’il soit sérieusement envisagé a suffi à créer un vrai malaise dans l’écosystème numérique suisse. Proton se prépare à plier bagage, Threema envisage une initiative populaire, NymVPN alerte sur les risques pour les utilisateurs les plus vulnérables, et Infomaniak réclame un débat démocratique structuré.
Ce dossier est loin d’être clos. Les autorités suisses doivent encore analyser les retours de la consultation publique, puis décider de la suite : amendement, adoption ou abandon pur et simple du projet. En parallèle, la mobilisation des prestataires, des cantons et d’une partie de la société civile pourrait peser dans la balance.
Ce qui est sûr, c’est que la réputation de la Suisse en matière de confidentialité est en jeu. Et selon la tournure que prendra cette affaire, certains services pourraient revoir leurs engagements… ou leur localisation.
Ce que ça change concrètement pour les utilisateurs
Si vous utilisez des services comme Proton Mail, Threema ou un VPN suisse, vous n’êtes pas directement concernés, du moins pour l’instant. Le contenu de vos messages resterait chiffré, et aucune surveillance de masse n’est en place à ce jour.
Mais si la réforme entre en vigueur telle qu’elle est rédigée, ces services pourraient être contraints de collecter certaines métadonnées et de lier votre identité à votre compte, même si vous n’avez rien à vous reprocher.
Ce serait un changement de paradigme important dans un pays souvent perçu comme un refuge numérique, avec des conséquences possibles sur :
- l’anonymat en ligne, notamment pour les militants, journalistes ou lanceurs d’alerte,
- la confiance accordée aux services suisses,
- et à terme, le maintien ou non de certaines entreprises sur le territoire.
En résumé : il ne s’agit pas uniquement de technique ou de conformité réglementaire. C’est la philosophie de l’Internet suisse qui se retrouve à la croisée des chemins.
Hyper intéressant. Merci pour cet article !